Aparté: "avant-garde" naturaliste au Sénégal...

Une centaine de bihoreaux gris (nycticorax nycticoax) sur les vasières du marigot
2008 12 31. Bango, dernière aube de l"année, à 12° / Depuis Keur Lampsar, © photo par Frédéric Bacuez

"On aurait dit une simple mare, et il y avait un héron bihoreau perché sur un piquet. 
Et voilà que ce n'est plus une mare, mais le fragment d'un monde magique."

- Qu'est-ce qui te plaît dans ton activité de naturaliste ?
- La dramatisaton des lieux et des paysages. Être toujours sur le point de voir l'inattendu, le prodigieux, l'émouvant, et souvent là où on l'attend le moins. (...). On aurait dit une simple mare, et il y avait un héron bihoreau perché sur un piquet. Et voilà que ce n'est plus une mare, mais le fragment d'un monde magique.
- Tu ne crois pas que les botanistes diraient que c'est plutôt eux qui vivent dans un monde enchanté, puisque quand ils font une rencontre étonnante, ils peuvent la faire durer et aller chercher leurs copains pour leur montrer ?
- Certes ! Tu as sûrement raison. Et tu viens précisément de faire allusion à l'autre aspect qui me plaît tant dans mon activité de naturaliste.
- Les copains ?
- Les natus... Ils sont merveilleux. La passion qui les anime ! J'ai rencontré les premiers spécimens il y a très longtemps, encore enfant. Ce fut une révélation.
- Tu t'intéressais déjà à nous, les libellules ?
- Non. J'étais devenu ornithologue après la lecture d'un article de Paul Barruel dans la revue Naturalia, qui n'existe plus, à laquelle mes parents m'avaient abonné dès sa création en octobre 1953, et qui m'a fait connaître un groupe d'avant-garde ornithologique, le GJO (Groupe des jeunes ornithologues).
- Comment étaient-ils ?
- Étranges ! Enfin, enfin, enfin, alors que je commençais à désespérer, je rencontrais des adultes sérieux, et non pas puérils, comme la plupart de ceux que j'avais vus jusqu'alors - ils s'intéressaient à de vraies choses. Quelle liberté ! Quelle force ! Quel apaisement de voir un homme très respectable, et aussi d'ailleurs très rigolo, bouleversé par ce qu'il avait vu, pendant moins d'un instant, une mouette de Sabine traverser le champ de son télescope secoué par un vent qui avait l'air de vouloir ramener l'île d'Ouessant contre les côtes du Finistère !
- Ils étaient tous comme ça ?
- Je crois. Peu importe. Ils devaient être aussi biscornus que les autres, mais c'était comme rejoindre un peuple secret et tellement plus vivant (...)
- Il y a des hiérarchies ? Vous avez des degrés, comme les cavaliers ?
- Non, pas des degrés, du moins à ma connaissance, mais des hiérarchies, oui, ah ça, oui ! Quand tu en rencontres un dans un marécage, tu l'identifies tout de suite et tu ne dis pas: "Docteur Livingstone, I presume ?"; mais: " Il y a des choses intéressantes ?" Et il ne te faut pas quinze secondes pour savoir lequel de vous deux est le plus savant...
- Ils ont dû changer, au cours des années, tu as bien dû percevoir une évolution.
- Non, ce sont les mêmes, ils se reproduisent à l'identique. Il y a des modes et des changements, une autre manière d'aborder le travail sur le terrain et la communication des informations, mais sur le fond, ils n'ont pas changé. Ceux qui m'impressionnent le plus, ce sont les naturalistes professionnels. Ils passent leur temps de travail avec leur passion, et tu les retrouves dans les associations, comme bénévoles, comme s'ils remettaient une couche de passion sur leur passion. Je connais bien le milieu associatif, les naturalistes sont parmi les très rares qui maintiennent la passion pour l'objet de l'association avant la passion pour la reconduction de l'association.
- Mais alors pourquoi perds-tu ton temps à enseigner et à écrire de la philosophie ? Pourquoi ne pas te consacrer entièrement à nous, les bestioles ? Ils te comprennent, tes collègues philosophes ?
- Oui, ça les intrigue. Et d'ailleurs beaucoup ont un tour d'avance, mesurent l'ampleur de ce qui se joue dans ce qui fascine les naturalistes - un champ immense et qui doit être investi par la pensée philosophique. Mais ils feraient bien de se rendre attentifs aussi à la manière dont les naturalistes vivent, à leur art de vivre, l'un des plus authentiques que je connaisse.

Par Alain Cugno, philosophe
In 'La libellule et le philosophe', Terre Sauvage n° 318 (France), juillet 2015
http://www.terre-sauvage.com/

Ci-dessous: 2011 01 & 12, souvenirs souvenirs... 
L'une des équipes, de choc, avec lesquelles Ornithondar a eu le bonheur d'arpenter le bas-delta sénégalais... 
Avec Moïse, Rozenn et Cheikh Aïdara - merci à vous ! 
/ © Photos par Frédéric Bacuez et Rozenn Le Roux


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